errance(s)

PL—485
28–03–21



noncurated document

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Manon Barbe 



1+2. ANA MENDIETA, Untitled from the Silueta Series
1976
photographies couleur
50,8 x 40,6 cm
Salina Cruz, Mexico
courtesy de the Estate of Ana Mendieta et la Galerie Lelong

3+4. BILI BIDJOCKA, Le carnet de voyage de Mr. Bili B et pour le finir Anne historical
encre, marker et collage sur papier
14 x 9 x 1,5 cm
Moleskine Foundation Collection





5. BILI BIDJOCKA, exposition FICTIONS #4 à la Fondation Donwahi, 2016

6. BILI BIDJOCKA, The Last Supper (détail)
2012
rideau composé de perles
600 x 250 cm
Courtesy L’Agence à Paris© ADAGP, Paris, 2018 ©Fondation Dapper Photo Guillaume Bassinet

7 . TEO BETIN, 4th Floor Building
2018
bois divers, feu, fixé-sur-verre
200 x 248 x 6cm
Escalier III
517 x 68 x 176 cm
Présentée à la 13e Biennale Dak'Art, Dakar, Sénégal, lors de l’exposition internationale L'Heure Rouge, une nouvelle humanité.




8. TEO BETIN, Untitled Boat-I
2019
bois divers, peinture, 100 bougies
136 x 34 x 163 cm
courtesy de l'artiste

9. TEO BETIN, Villa I
2017
bois divers, feu, peinture, fixé-sur-verre
173 x 140 x 148 cm
Présentée à la Galerie Les Filles du calvaire, Paris, France, lors de l’exposition collective Métamorphose de l’ordinaire































1. R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil, coll. Cahiers du cinéma, 1980, p. 89













































































































2. E. Glissant, Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 63.
































3. N. Boudraa, La poétique du paysage dans l'oeuvre d'Edouard Glissant, de Kateb Yacine et de William Faulkner, LSU Doctoral Dissertations, 2002, p. 48.



4. S. Beckett, Cap au pire, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 8-9.

















5.
L. Porter, In Conversation with/En Conversación Con Inés Katzenstein, New York, Caracas, Fundación Cisneros, 2013, p. 57.



6.  J. Blocker, Where is Ana Mendieta ?. Identity, Performativity, and Exile, Duke University Press Books, 1999, p. 78.



















































































































































































































7. J-C. Lebensztejn, Annexes - de l'oeuvre d’art, Bruxelles, La Part de l'œil, 1999, p. 5.


































































































































































































8. S. Beckett, R. Cohn, Disjecta. Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, New York, Grove Press, 1984, p. 135. 
La fascination de l’errance est étrange. Malgré les tentatives de définition, l’errance reste ambiguë. Songes à la dérive ou marche au forceps de l'exilé, l’errance est poétique pour l’un, logique de survie pour l’autre. Elle peut mener à l’égarement, la confusion ou à la marginalité.

Il faudrait que l’errance reste fragile, reste fuyante, l’errance reste ambigüe. Il faudrait parler d’errance comme Barthes parle de photographie : 



ne rien dire, fermer les yeux, laisser le détail remonter à la conscience affective” 1


Penser l’errance pose la question latente d'habiter le monde. À mesure que l’impératif mondial d’être efficace avec l’espace profite à la surveillance permanente,nous nous déplaçons outillés. La place faite à l’errance à l’ère contemporaine semble limitée.


Avec les expositions virtuelles, le « armchair travel », les lieux pré-existent dans notre imaginaire. Nous devenons collectionneurs d’images : nous les avions vus cette première fois sur les photos d’autres, nous les voyons une fois et les revoyons cette fois sur d’autres photos. Derrière cette parade, le lieu s’efface et le document remplace le réel.


Notre manière d’habiter, telle que nous la percevons aujourd'hui, va au-delà de la notion de se mouvoir. Bien que l’on n’habite pas un espace par lequel on ne fait que passer, nous pourrions tout à fait questionner l’attention qu’on lui porte. Aurait-on remarqué le passé négrier d’une ville si le débat sur les plaques de rues ne l’avait pas soulevé ? S’est dissolue dans le temps la résistance du flâneur, la lenteur, pour l’appeler aujourd’hui l’ennui. 


La culture de l’écran a paradoxalement raccourci les distances tout en s’interposant dans notre rapport aux lieux. Piégés par le GPS, on en oublie de chercher. Une idée voudrait que la sérendipité ne soit pas une trouvaille due au hasard mais une vigilance nécessaire. D’une certaine manière les découvertes ne sont pas des actes manqués et plus on se laisse aller à l’errance, plus on est attentifs à ce qui nous entoure. On est prévoyants. 

Cette prévoyance, appelons-la l’errance de l'œil, l’errance comme l’attention la plus complète à tous les possibles. C’est la préoccupation du monde — dans le sens d’être habité par un évènement à venir — qui se range du côté de la nécessité.

L’errance survit au-delà du mouvement. Oserions nous théoriser sur l’errance esthétique, parler d’une œuvre errante ? Cette œuvre qui pourrait présenter son lieu et non plus le contraire ?


Il faudrait ne pas perdre une miette de ce qui nous entoure : émietter l’espace avec l'œuvre, celle qui saura tisser des liens avec le lieu qui l’encadre et le sens qui l’enveloppe.



L'errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n'égare pas.” 2



Littéralement “sur place”, l’in situ est ce qui prend corps avec l’espace. L'œuvre regarde le lieu où elle est présentée et non plus le contraire. Le cadre qui la voit prendre place ne l’écroule pas. L'œuvre in situ nous dit jhabite, oikéô. « 4th Floor Building » de Téo Bétin nous apprend l’histoire d’un immeuble inachevé au passé politique (Estado Novo, Salazar) et à l’actualité en ruine qui pourtant accueille un festival de danse chaque année. Tout à coup, quelque chose nous extirpe de la naïveté pour nous plonger dans la stupeur, l'œuvre. Se pencher sur l’Histoire et la contemporanéité d’un territoire, d'une architecture ou d’un objet, charrie des paradoxes, leur charge. Le paysage est un témoin de l’Histoire « au point où il devient lui-même histoire » 3. Voilà une grande idée d’Edouard Glissant, d’ailleurs le philosophe n’avait-il pas écrit sur l’errance ? 



Dabord le corps. Non. Dabord le lieu. Non. Dabord les deux. Tantôt lun ou lautre.” 4



Avec l’idée que tout lieu possède une charge, l’artiste fait le choix de sa contemplation ou de son interférence. L’artiste exilé.e, exposé.e par son corps, hors de l’abri des murs de l’atelier s’imprègne de l’environnement. Ana Mendieta, cubaine devenue nomade à l’âge de onze ans, pensait son rapport à la terre comme une manière d’“inventer son propre pays” 5. Les voyages étaient pour elle un moyen de s’enraciner dans le nul part, de “faire de l’exil son chez-soi” 6.

Ce que nous connaissons des performances de Mendieta sont en réalité le document de ses actions, on pense en particulier à la série de photographies Siluetas (1973-1977). L’impression réelle de son corps — son empreinte — signifie par le médium photographique qu’il a toujours été là où on nous le donne à voir, ce qui procure à l’image une potentialité utopique — ce qui nous parvient et qui n’est plus. Le dévoilement de l'œuvre se fait dans l’expérience passée de la trace du corps comme indice de la performance. L’objet performe quand il fait référence au processus d’apparition de la forme, le faire. Il nous rappelle au corps, sorte d’objet ergonomique. Le geste n’est pas tourné vers l’objet photographique mais vers la performance ; celle-ci reste animée sous nos yeux d’une temporalité persistante. 

Juste, ouvrir, le temps. Hic et nunc, l’anima est aussi ce qui rythme la chorégraphie des corps de Beckett : la vie est une question de survie, rythmer c’est rester vivant comme les battements réguliers du cœur ou nos vies réglées sur du papier à musique. Quelle plus franche anecdote que celle du métronome posé sur scène par le dramaturge lors des répétitions de l’actrice d’Oh les Beaux jours ? Là où échoue le sens, voire l’intellect, la pantomime de Watt, Clov, Hamm, Winnie et de tous les autres corps vieillissants admet une appréhension sensible du monde.


Des artistes comme Bili Bidjocka ou Téo Bétin renvoient à cette ouverture spatio-temporelle de l'œuvre in situ. L'œuvre d’art est une balise qui ponctue le paysage pour inviter à l’errance du spectateur. C’est le cas des oeuvres de Bili qui semblent toujours dialoguer avec le lieu qui les accueille, sortes de dasein, l’être-là, de présences : avec “Fictions #3” à l’abbaye de Maubuisson, la rencontre inouïe se produit entre Saint-Louis, fils de la fondatrice de Maubuisson et Soundiata Keita, grand empereur d’Afrique. L’histoire permute. 


 Il y a des obsessions qui poussent à épuiser les formes. Celle dont est habité Bili Bidjocka repense le sexe de lart. Comme il aime à le dire ses œuvres sont femelles. Les formes se suspendent, flottent, vaguent ou s’évanouissent au mur. Le motif de la robe travaille l’espace : ses œuvres naissent ou adviennent de leur petite mort dans le lieu. Elles semblent se fondre dans le paysage, comme la silhouette engloutie d’Ana : “The Last Supper” valse avec le vent, on aperçoit au loin ce rideau de perles dont on ne sait pas très bien s’il appartient à l’île de Gorée ou si on l’a mis là pour nos yeux. Bili Bidjocka interfère avec la charge du lieu. Il est peintre du langage et de l’espace. Sur ses cahiers Moleskine, la page blanche est investie de mots comme la peinture envahit la toile ; avec des installations et des phrases, il convoque des images. On pense encore à Beckett, pour qui les mots ne sont pas langage qui dévoilent l’impuissance, la traduction n’est pas communication qui épuise la syntaxe et l’affaiblit.


La création pourrait être imaginée comme une errance guidée par le lieu qui la voit naître. Téo Bétin est un vagabond. Comme le nomade immobile de Deleuze, il arpente le paysage et la ville à la recherche de sa matière. Téo n’est pas sculpteur, il est un bricoleur. Une fois le bois amassé, il cloue, tape, scie, tranche, joint, rompt, visse et donne lieu à ses objets-architectures à l’échelle transposée. Ses matières sont punk — dans la définition « bonnes à rien » — planches de bois sans qualités à recycler. L’artiste transforme le quotidien ou peut-être nous appelle à nous y intéresser, à être attentifs à l’histoire — la charge — de cette matière (une chaise peut receler de récits de vies ou d’une histoire coloniale). Avec le bois, le feu, il ramène l’architecture, première bricole, à sa forme naturelle, la nôtre et celle de la Terre. Ses habitacles de bois rassemblent des propositions d’habiter le monde. 

Poussons le hasard un peu plus loin : la charge du lieu a priori accessible et ouvert qu’est l’Internet se dessine en contraste avec le site web de l’artiste. Déployé comme une traversée, il faut pour trouver l’intimité de ses écrits, chercher sans savoir quoi.


Bili Bidjocka et Téo Bétin ne font pas de l’objet un fétiche. Ils s’ancrent dans le réel et l’irréel de la galerie est repoussé dans ses derniers retranchements. Leur travail kaléidoscopique serait impossible à collectionner tout comme les portraits en absence qu’ils dévoilent — qui vit dans cette cabane, à qui appartient cette robe ? Peut-être est-ce ce qu’il y a de plus naturel chez Téo Bétin qui fait fi de ces espaces “dévitalisants”. Le bois sec appelle la flamme, parfois la cire, toujours l’errance de la flamme, incontrôlable. Le feu, Bétin le cache, pour qui sera attentif à le voir, le pied d’un escalier, l’intérieur d’une “Villa”. Il s’emploie au feu comme un circassien travaille cette matière, plasticien du mystique ?



Il n'est pas possible d'isoler une essence de l'art séparée de ses abords” 7



Habituellement, le lieu d’exposition présente l’oeuvre. Le format du white cube — plusieurs fois questionné — donne à voir un phare dans la nuit blanche, l’unique objet d’un espace annihilé. On comprend à présent les questionnements qu’un artiste pourrait avoir pour faire vivre ses pièces dans l'espace de la galerie, puisqu'il faut bien exposer.



Il semble essentiel de réévaluer l’espace d’exposition non pas comme simple présentation mais comme le dispositif errant de l’oeuvre.



laisser le détail remonter à la conscience affective”



L’oeuvre est dépendante de ses conditions d’exposition. Si l’oeuvre a lieu dans l’espace d’exposition, elle n’est pas dans son lieu pour autant, l’oeuvre intrinsèquement est en conflit entre être à sa place dans l’atelier et avoir à être déplacée. Parce qu’il n’est ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans, le parergon est la frontière même de l’oeuvre. Si le lieu est imaginé comme le parergon de l’oeuvre, c’est-à-dire comme ce qui la borde et la contourne, mouvement vital qui révèle l’oeuvre et qui l’encadre, alors il fait partie intégrante de celle-ci. 


La notion de paysage s’étend au-delà du contexte naturel de la Martinique de Glissant. La charge peut se trouver dans l’environnement urbain, l’architecture, mais pas que, dans l’exposition aussi. La biennale est un exemple d’un mode de l’exposition qui intègre l’interaction avec la charge d’un lieu, soit comment une exposition — telle un cadre — participe au sens des oeuvres.


Plutôt que de collectionner les destinations, même virtuelles, et de consommer des expositions, le modèle de la biennale s’approprie les lieux, non pas en terme de propriété mais de connaissance. La biennale n’est pas nécessairement une machine à culture ou à tourisme. Elle peut aussi prendre le contrepied de l’espace efficace, nous inviter à l’errance esthétique. À la manière de l'écotone qui traduit une zone de transition écologique entre deux écosystèmes, les projets in situ s'inscrivent dans cet esprit de rencontre. Ils regardent le lieu où ils sont présentés et coexistent, créent un équilibre dans la proximité et permettent d'envisager la ville comme un champ d’interférences possibles.


Les biennales ne permettent pas seulement de découvrir le travail d’artistes mais aussi de s’ancrer dans la réalité géographique, culturelle et historique d’un territoire pour mieux l’embrasser.

Ces écosystèmes artistiques fabriquent un lien entre l'aspect global de la manifestation et les collaborations avec les structures culturelles et associatives au niveau local. Les projets nous offrent de s'investir dans la ville et ses contours, la biennale habite. Conçue comme une exposition ouverte, elle rassemble les fragments d'un monde à la fois plus proche et plus lointain. Il est intéressant de noter que les biennales se sont implantées en dehors de l’Europe (Venise en particulier) comme un modèle de rayonnement pour des scènes auparavant écartées de l’attention internationale (La Havane 1984, Istanbul 1987, Dakar 1990, Bamako 1994, Gwangju 1995, etc).


Les oeuvres habitent le monde et nous côtoient. Semblable à la racine rhizomique de Deleuze, Guattari et Glissant, l’oeuvre errante s’enracine dans la rencontre et dans le chamboulement. Elle n’est pas repliée sur elle-même. Elle offre plutôt à leur auteurs d’aller au-delà de leurs intentions et de nous emporter dans le voyage avec elles.


Revoir notre rapport aux lieux c’est alors revoir notre rapport à l’altérité, à l’étranger, au déplacement. L’altérité, cette notion limite, implique quelqu'un dont « je » se démarque, tout comme le voyage serait une délimitation entre l’ici et l’ailleurs. Mais l’errance est émancipation.


L’oeuvre errante est peut-être celle dont on ne peut plus dire grand chose et qui ne demande qu’à être vécue :



Il n'est peut-être pas trop tôt pour faire l'horrible suggestion que l'art n'a rien à voir avec la clarté, ne fréquente pas la clarté et ne clarifie pas” 8