De Dakar à Bamako, en passant par Mexico, la chaise en plastique attend partout qu'on veuille bien s'y lover. Quelques milliards d'entre elles occupent discrètement nos dimanches après-midi, nos mariages, nos heures militantes ou perdues, nos séants bien calés sur un confort économique. Aujourd’hui dans L’Abécédaire, C comme Chaise en plastique.



MONOBLOC



L’origine d’une proto-investigation


À la pointe sèche, Amandine creuse les tailles d’une iconique chaise en plastique. D’ordinaire moulée dans d’imposants gaufriers, elle peuple quantité de ses estampes, si tôt réservées dans des tiroirs. Jonchant les bords de routes ou plantée aux fonds des jardins, je la découvrais pour la première fois isolée sur des planches de papier. La tendresse d’Amandine pour ce siège souple et blanc m’intriguait. Combien planquent la blanche création à l’abri des curieux ? Alors que je m’aventurais avec d’autres sur le terrain du mobilier bon marché, nous retournions invariablement à nos bavardages. Sa réputation ne la précédait que de si peu de choses. Lassée, j’abandonnais les estampes d’Amandine à l’obscurité.

Un an s'est écoulé depuis ma rencontre avec un fantastique plastique. Ce n’est qu’après être retombée sur un instantané du Mexique que l’affaire éveilla de nouveau ma curiosité. J’avais déclenché l’obturateur alors qu’elle trônait là, oubliée au centre, la Monobloc. Soudain, les mots du sociologue Ethan Zuckerman me revinrent à l’esprit : celle qui avait atteint une ubiquité culturelle mondiale serait-elle la Moby Dick contemporaine ? La chaise en plastique m'apparaissait de plus en plus comme une légende urbaine. Je décidais de pelleter d’un bon coup les internets, en quête de son histoire.



Une brève histoire de la chaise


Accusé de tous les maux, le plastique a pourtant été un matériau miracle dès le XXème siècle. Léger, robuste et malléable, il s'est substitué aux matières naturelles devenues rares. Tout au long de la Seconde Guerre mondiale, il connait un vaste développement avec l’industrie de l’armement.

Au sortir du conflit, les plastiques devaient trouver de nouvelles applications industrielles en temps de paix. En 1946, le Conseil National de Recherche du Canada (CNRC) fabrique à Ottawa l’inédite « Moulded Plastic Chair Prototype ». Imaginée par le duo d’architectes canadiens Arthur James Donahue et Douglas Colborne Simpson, elle est présentée à l’exposition « Design in Industry » à la National Gallery of Canada. Malgré son élégance et le succès qu’elle rencontre, la toute première Monobloc ne sera pas commercialisée en raison de son coût élevé de production. Les nouvelles techniques de construction préfabriquée développées à l'époque n’avaient pas encore rencontré le moulage par injection plastique permettant la fabrication en série. Il ne subsiste de ces expérimentations au CNRC qu’une table, aujourd’hui joyau d’une collection privée. 

Aujourd’hui objets de collections, ces pièces étaient en réalité destinées à la production de masse, rapide et peu coûteuse.

Leurs prototypes de chaises et de tables exposés lors de l'exposition "Design in Industry" de 1946 avaient une finition gris clair et brillante, et étaient résistants au feu et aux acides. Ils étaient composés de dix couches de coton renforcé de fibres de verre, d'une épaisseur totale de 3/16 de pouce, moulées sur une forme réutilisable avec des adhésifs à base de résine époxy, puis cuites dans un autoclave à 350 degrés Celsius. Les résines époxy ont été développées pendant la guerre pour être utilisées dans la fabrication canadienne de bombardiers Mosquito en contreplaqué. L'ingénieur du CNRC pour le projet de mobilier en plastique était Eric Brown.


Fort heureusement, l’histoire de la Monobloc ne s’arrête pas là. La même année, Edgar Kaufmann Jr., à son retour de l’armée de l’air, est nommé directeur du département de design industriel au Museum of Modern Art (MoMA) de New York. Deux ans plus tard, il y présente l’exposition « Low Cost Furniture Design », où un nouveau binôme brille en remportant le prix du meilleur rapport de recherche pour le prototype d’une chaise moulée d’un bloc de plastique. Il s’agit de Robert Lewis et James Prestini. Le jury note:

« Ce groupe a concentré ses efforts sur le développement d'une grande chaise confortable en plastique moulé d’un bloc, conçue pour sortir de son moule avec une coloration intégrale et une surface parfaite. »


L’idée d’une conception unifiée et continue de la chaise, terrain de jeu des designers, apparaît radicale et moderne. Pour le comprendre, il faut lire les mots de Marcel Breuer, designer de la première heure de l'entre-deux-guerres, père de la célèbre B3 « Wassily Chair » (1925) et professeur d’architecture à Harvard de nul autre que James Donahue :

« La production de masse et la standardisation m’avaient déjà amené à m’intéresser au métal poli, aux lignes brillantes et impeccables dans l’espace, en tant que nouveau composant pour nos intérieurs. Je considérais ces lignes polies et courbes non seulement comme un symbole de notre technologie moderne, mais aussi comme la technologie elle-même ».

Le virage de la culture matérielle vers l’esthétique industrielle était pris.

L’obsession de produire du mobilier en une seule pièce s’est répandue comme une onde de choc parmi les designers, fascinés par le potentiel infini du plastique. Dans une industrie alors dominée par les matériaux traditionnels, le couple Charles et Ray Eames ouvrent la voie dès 1950 avec leur "Eames Plastic Chair", éditée par Vitra et reconnaissable entre mille grâce à sa coque moulée d’un seul tenant.

Les années 1950 marquent un tournant décisif grâce aux avancées technologiques dans le domaine du moulage par injection plastique. Un exemple emblématique demeure sans conteste la révolutionnaire Panton Chair imaginée par le danois Verner Panton vers la fin des années 1950, fruit de trente années d’expérimentation chez Vitra. Celle-ci conjugue ingénieusement cantilever* avec souplesse anatomique. À cette époque, cependant, seules quelques coques simples pouvaient être réalisées via ces procédés de moulage, à l'instar des célèbres chaises Eames. En 1967, il est enfin devenu possible de concrétiser la vision novatrice de Verner Panton et de produire intégralement sa Panton Chair en plastique.

Sa rencontre avec Vitra en 1965 va être décisive : une première série fabriquée en résine de polyester renforcée par de la fibre de verre, pressé à froid voit enfin le jour. Mais la chaise S est lourde et peu adaptée à une production industrielle. Ils persévèrent et proposent ainsi une nouvelle série en plastique ABS injectée. Un matériau qui sera gardé jusqu’à la fin de la production en 1980. Ce n’est qu’à la fin des années 90 que la production reprend profitant des innovations techniques.
Source: punktional


Un fantastique plastique


La technique du moulage par injection plastique était enfin née. Bien que l'on attribue souvent la première chaise en plastique monobloc à Verner Panton – et aux efforts répétés de Vitra pour la produire en une seule opération – il est indéniable que toute une génération d’après-guerre a contribué à créer un objet parfaitement conçu : sans jointures ni pièces distinctes et avec une esthétique fluide et organique. Malgré sa distance snob avec la toute première monobloc, on peut considérer la Panton Chair comme faisant partie de sa lignée historique, puisqu'elle utilise le procédé de moulage développé par D.C Simpson et Donahue.

Au trait de génie de Simpson et Donahue manquait une chose essentielle : l'innovation technologique. Comme souvent pour les avant-gardistes, ce qui fait défaut, reste la technologie. Il aura fallu attendre les années 70 pour que le moulage par injection atteigne son plein potentiel et nous offre enfin ce dont nous rêvions tous : une chaise monobloc à la surface parfaitement plane et tirée en quelques millisecondes.

En attendant son heure, en 1967 en Italie, un autre designer industriel faisait son entrée sur la scène du mobilier plastique : Joe Colombo, dit l’italien. Audacieux et visionnaire, il marque durablement l’esthétique de la chaise Monobloc de son esprit fougueux. Sur fond de Pop Art et de conquête spatiale, Colombo se livre dans l’usine familiale à d'incessantes explorations des matières plastiques pour concevoir LE meuble moderne : fibre de verre, ABS, PVC ou encore polyéthylène jonglent ensemble pour imaginer un mobilier taillé pour la production de masse.

Contrairement à certains de ses contemporains qui optent pour des modèles monoblocs d'un seul tenant comme la Panton Chair, Colombo préfère utiliser les techniques de moulage par injection pour créer une chaise réglable. Précurseur du mobilier modulaire et de l’auto assemblage avec l'utilisation du plastique – on n’oublie pas les jouets LEGO (1949) qui ont envahi les jeux d’enfants d’après-guerre – il expérimente des composants séparés, pouvant être arrangés selon les souhaits de l’utilisateur.

Sa pièce maîtresse ? La chaise réglable Universale chair (modèle 4867) développée en collaboration avec Kartell en 1965. Joe « créateur de l'environnement du futur » nous lègue une chaise empilable des plus cools, décontractée et empilable à souhait.

Composée d’éléments dissociables comme les pieds et l'assise démontables et remontables à volonté, cette chaise innovante permettait aux utilisateurs d’ajuster sa hauteur grâce au changement des pieds. Initialement fabriquée en ABS (acrylonitrile butadiène styrène), un plastique robuste et durable, elle fut plus tard produite en polypropylène afin d’améliorer sa flexibilité et sa résistance.

S’ensuit « Selene » (1969) de Vico Magistretti, fabriquée par Artemide. Magistretti a exprimé son défi ainsi :

« Je ne voulais pas qu'une chaise soit composée de plusieurs parties différentes, je voulais une unité unique ; ni créer une chaise comme l'Universale de Joe Colombo, avec ses pieds épais et lourds, qui ressemblait à un éléphant, bien qu'elle soit bien conçue et très imaginative. »


À eux tous, la première chaise en plastique moulée par injection était née. Mais pas encore LA Monobloc, star des jardins et des terrasses, à la silhouette modeste, reconnaissable entre toutes.

Le Graal, le « Fauteuil 300 », voit le jour en 1972, grâce à celui dont le nom est sur toutes les lèvres lorsqu'on évoque cette épopée industrielle : Henry Massonnet, le véritable "papa" de la Monobloc. Mais avant de révolutionner le mobilier de jardin, l'ingénieur et entrepreneur français dirigeait l’entreprise familiale Stamp (à compter de 1948), spécialisée dans... les peignes. En 1969, il conçoit le siège Tam Tam, un tabouret au succès fulgurant avec douze millions d’exemplaires vendus en une dizaine d’années. Cependant, ce n’est pas ce tabouret qui nous intéresse aujourd’hui, mais bien la Monobloc. 

C’est en 1972 qu’il dépose son brevet. Initialement en ABS* puis en polypropylène en 1976, Massonnet a perfectionné la Monobloc grâce à sa contribution au processus de moulage par injection. La chaise est produite en moins de deux minutes (temps réduit depuis à une minute), sans qu’aucune finition manuelle ne soit requise. Les témoignages sur l’inspiration de Massonnet pour sa Monobloc ne sont pas unanimes : certains parlent de la chaise en tôle Bridge (Chaise A par TOLIX. 1927 - 1935) de Xavier Pauchard, d’autres évoquent les contributions italiennes comme l’Universal 4867 de Joe Colombo ou la Selene de Vico Magistretti.

Elle s’est appelée tour à tour "modèle 300" puis « Java ».

Massonnet a relié les pieds avant au dossier en utilisant les accoudoirs, minimisant la matière nécessaire pour le soutien tout en améliorant la stabilité, car la chaise se fléchit pour répartir le poids appliqué sur les quatre pieds, s'adaptant pour soutenir l'utilisateur quelle que soit sa position. Utiliser les accoudoirs pour améliorer la stabilité a fourni une solution technique au défi de la monobloc encore inégalée. La monobloc a également établie une nouvelle référence en matière d'efficacité énergétique car les moteurs et les pompes des machines sont utilisés moins longtemps pour chaque unité produite.

Dans les années 1950 et 1960, Massonnet a conçu des meubles pour de grandes entreprises françaises telles que Airborne, Steiner, et Mobilier International. Il est particulièrement connu pour ses chaises et fauteuils en acier tubulaire, qui étaient très populaires à l'époque. En plus de son travail dans le mobilier, Massonnet a également travaillé sur des projets d'architecture d'intérieur pour des bâtiments publics et privés, notamment l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle à Paris. Massonnet a reçu de nombreuses récompenses pour son travail, notamment la médaille d'or de l'Académie d'architecture en 1958 et la médaille d'argent de l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958.

La Monobloc de Massonnet a reçu l'oscar du meuble en 1974 (rien que ça) !

À l’époque, la première version du Fauteuil 300 coûtait environ 300 francs. Coïncidence ? Elle était perçue comme un produit luxueux – ce qui ne collait pas vraiment avec l'image moderne et accessible que devait véhiculer le plastique dans les années 70. Mais après le choc pétrolier des années 70, le plastique est tombé en disgrâce. Heureusement, les avancées technologiques des années 80 permettent de réduire les coûts de production, rendant la Monobloc accessible à tous et reproductible à souhait. Et voilà comment cette chaise pratique et bon marché a littéralement inondé le marché, devenant un incontournable de nos vies modernes.

Depuis 2015, Massonnet repose dans son village de l’Ain, sous un monument orné d’une réplique en granit de son Tam Tam. Pas de Monobloc en vue, mais qu’importe, l’humble chaise en plastique a su se faire une place à l’ombre des plus grands designers et continue de conquérir le monde de sa silhouette légère.

La Monobloc, souvent moquée, parfois adorée, reste un symbole de l’ingéniosité et de la démocratisation du design. Une chaise pour tous, née de l’esprit d’hommes – et d’une femme – qui ont su voir au-delà des conventions  (et des matières conventionnelles !).

Alors, la prochaine fois que vous vous y installerez confortablement pour siroter une limonade, rappelez-vous l'histoire de cet emblématique mobilier,  qui porte le poids des rêves et des aspirations d’innombrables concepteurs et d’ingénieurs qui ont rendu possible le mariage équilibré de la forme, de la fonction, de la simplicité et de l'élégance, le tout enveloppé d'un seul bloc de plastique et de perfection.



« Il n'y a rien de plus absolument ironique que l'amour des chaises en plastique blanc. »


Sauvons les chaises en plastique ! Sauvons le mobilier bon marché !


World’s first prototype of a one-piece moulded plastic chair, designed by A. J. Donahue and D. Simpson. Fabricated in Ottawa in 1946 by the National Research Council of Canada.
(Library and Archives Canada PA-160515)
Newspaper clipping for the Design in Industry exhibition
Illustrations from the prize-winning Design Research Team Report. Above, a drawing showing the precise curves and angles deemed comfortable.
The Cesca Chair, designed in 1925 by Marcel Breuer. Image Knoll Archive.
The Story of an Icon.Making the Eames Shell Chair. Vitra
Croquis de la Panton Chair ‘S’ de Verner Panton. Vitra
Panton Chair Classic Verner Panton, 1959. Vitra
* Structure en porte-à-faux.
Une chaise en porte-à-faux, ou chaise cantilever, se distingue par l'absence de pieds arrière. Son équilibre repose entièrement sur les propriétés physiques des matériaux qui la composent. Popularisée par plusieurs designers, elle est notamment associée au hongrois Marcel Breuer, qui l'expérimenta avec des tubes en acier. Toutefois, son invention revient à Mart Stam en 1926. Aujourd’hui encore, elle reste un exemple emblématique du design du XXe siècle.

* L'ABS remplace peu à peu les résines mélamine-formol qui servaient à fabriquer le Formica, une matière utilisée comme isolant thermique depuis 1946 jusqu'à son déclin à cause du choc pétrolier dans les années 1970.

Chaise Universale, Joe Colombo, 1965. Moulage sous pression à partir de 1967, moulage par injection à partir de 1971.


Red Model 4867 Universale Chair by Joe Colombo for Kartell, 1970s
Vico Magistretti, Italian designer and architect, created the ‘Selene’ chairs in 1969 for Artemide.
Fauteuil Stamp 300 du designer français Henry MASSONNET, années 1970.

Chaise Samba, Henry MASSONNET



Fauteuils Boléro, Mambo et Tango, créations Henry Massonnet, Stamp Edition.